DEUXIÈME SECTION AFFAIRE CLEMENO ET AUTRES c. ITALIE
(Requête n. 19537/03)
ARRÊT STRASBOURG 21 octobre 2008
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Clemeno et autres c. Italie,
La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :
Françoise Tulkens, présidente,
Antonella Mularoni,
Ireneu Cabral Barreto,
Vladimiro Zagrebelsky,
Danutė Jočienė,
András Sajó,
Işıl Karakaş, juges,
et de Sally Dollé, greffière de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 29 septembre 2008,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. A l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 19537/03) dirigée contre la République italienne par douze ressortissants de cet Etat, Mme Raffaella Clemeno (la « première requérante ») et M. Salvatore Lucanto (le « deuxième requérant »), parents de Francesco (le « troisième requérant ») et de Y, qui agissaient également au nom de Y (la « quatrième requérante »). Les « huit autres requérants » sont MM. Maurizio et Eugenio Clemeno, Vincenzo Piccolo et Alfredo Castagna, oncles maternels de Y, ainsi que Mmes Carmela Spina, grand-mère maternelle de Y, Laura Lorrai, Giuseppina et Vincenza Clemeno, tantes maternelles de Y. Les requérants ont saisi la Cour le 19 juin 2003 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Le 11 janvier 2007, étant entre-temps devenue majeure, Y a déclaré vouloir adhérer à la requête, faisant siennes toutes les considérations de fait et de droit qui avaient été déjà exposées.
3. Les requérants sont représentés par Me R. Scudieri, avocat à Milan. Le gouvernement italien (« le Gouvernement ») a été représenté successivement par ses agents, M. I.M. Braguglia, M. R. Adam, Mme E. Spatafora et ses coagents, MM. V. Esposito et F. Crisafulli, ainsi que par son coagent adjoint, M. N. Lettieri.
4. Les requérants alléguaient que des décisions judiciaires injustes aboutirent à l’éloignement, à la prise en charge et à la déclaration d’adoptabilité de Y. Ils dénoncent également le manque d’équité et la durée des procédures.
5. Le 23 mai 2006, la Cour a décidé de communiquer la requête au Gouvernement. Se prévalant des dispositions de l’article 29 § 3 de la Convention, elle a décidé que seraient examinés en même temps la recevabilité et le bien-fondé de l’affaire.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
6. Les deux premiers requérants sont nés en 1961, le troisième requérant est né en 1983 et la quatrième requérante est née en 1988. Ils résident à Milan. Les huit autres requérants sont nés entre 1939 et 1971.
7. Le 28 mai 1993, X, mineure âgée d’environ treize ans et cousine de Y, déclara au procureur de la République de Milan qu’à partir de l’âge de cinq ans, elle avait subi des abus sexuels de la part de six membres de sa famille, notamment ses parents, ses deux frères et ses deux oncles paternels, M. A.C. et M. Salvatore Lucanto, père de Y.
8. Le 29 mai 1993, le substitut du procureur de la République près le tribunal pour enfants de Milan ordonna l’éloignement de X de sa famille et la plaça dans un centre d’accueil. Par une décision du 11 juin 1993, le tribunal pour enfants de Milan confirma cette décision.
9. Par une lettre adressée au tribunal pour enfants de Milan le 1er janvier 1995, X déclara craindre que sa cousine Y eût aussi été victime d’abus sexuels et viols de la part des mêmes personnes. Le 7 juillet 1995, le tribunal pour enfants ordonna l’accomplissement d’une expertise psychologique de Y et de son frère, Francesco. L’expert commis d’office rencontra les deux enfants à plusieurs reprises, dont certaines en présence de l’expert nommé par les six suspects. Dans son rapport préliminaire déposé le 24 novembre 1995, le premier expert estima que Y souffrait de troubles émotifs et qu’elle avait un comportement compatible avec celui d’un enfant ayant souffert d’abus sexuels. Quant à Francesco, l’expert indiqua n’avoir décelé aucun comportement révélateur d’abus subis.
10. Le 24 novembre 1995, le tribunal pour enfants ordonna la prise en charge de Y par les services sociaux directement à son école et son placement dans un centre d’accueil pour enfants (voir paragraphe 17, ci dessous).
1. La procédure pénale à l’encontre du deuxième requérant
11. A une date non précisée, en raison des accusations d’abus sexuels et viols, une procédure pénale fut entamée devant le tribunal de Milan contre les six personnes indiquées par X.
12. Par une décision du 21 mars 1995, le juge de l’audience préliminaire près le tribunal de Milan renvoya les six prévenus en jugement.
13. Le 26 janvier 1996, compte tenu de la gravité des accusations ainsi que du risque potentiel de réitération d’abus sexuels sur sa fille Y, le deuxième requérant fut placé en détention provisoire.
14. Par un jugement du 20 mars 1997, dont le texte fut déposé au greffe le 10 octobre 1997, le tribunal de Milan déclara les six inculpés coupables d’abus sexuels et viols. Quant au deuxième requérant, le tribunal le déclara coupable d’abus sexuels sur sa fille Y et sur X, le condamna à treize ans d’emprisonnement et au paiement de 100 000 000 lires italiennes (soit 51 645,69 euros). Il fut également déchu de son autorité parentale sur Y. A une date non précisée, en raison de la condamnation de son mari, la première requérante manifesta, en s’enchaînant devant le centre d’accueil où sa fille avait été placée.
Par la suite, les six personnes saisirent la cour d’appel de Milan en contestant la crédibilité des déclarations de X. En particulier, ils affirmèrent que les anomalies du comportement de la jeune fille ainsi que ses conditions mentales instables requéraient une analyse psychologique approfondie visant au constat de sa capacité à témoigner. Ils firent valoir que les accusations de X étaient le produit de la fantaisie de la jeune fille, par lesquelles elle avait voulu punir certains membres de sa famille pour l’avoir négligée. De surcroît, ils soutinrent que les déclarations de X avaient été recueillies de façon incorrecte, non critique et non professionnelle tant par l’expert commis d’office que par la police. De ce fait, ils demandèrent une nouvelle expertise. Le 28 mai 1998, le deuxième requérant fut remis en liberté.
15. Par un arrêt rendu le 9 décembre 1999, la cour d’appel de Milan acquitta cinq des six personnes, parmi lesquelles le deuxième requérant, au motif que l’élément matériel de l’infraction faisait défaut (« perché il fatto non sussiste »). Selon la juridiction, compte tenu du jeune âge, du caractère conflictuel et du comportement de X après ses déclarations, celles-ci ne pouvaient pas être considérées crédibles. En particulier, l’incongruité et l’absence de logique des déclarations de X étaient suffisantes pour conclure au manque de crédibilité. Quant aux déclarations de Y, la cour d’appel releva que celle-ci n’avait jamais accusé son père avant son placement du 24 novembre 1995 et que ses déclarations n’avaient pas été confirmées par son frère.
A une date non précisée, le parquet se pourvut en cassation. Il relevait notamment le manque de logique et de cohérence dans la motivation de l’arrêt du 9 décembre 1999. Selon lui, d’une part, les déclarations de X étaient crédibles et, d’autre part, celles de Y avaient été évaluées partiellement et de manière erronée. Il relevait à ce propos que le rapport déposé le 16 mai 2001 par les experts d’office dans le cadre de la procédure d’adoptabilité de Y avait confirmé les déclarations de celle-ci.
16. Par un arrêt du 26 juin 2001, déposé au greffe le 19 septembre 2001, la Cour de cassation rejeta le pourvoi.
2. La procédure devant le tribunal pour enfants de Milan
17. En décidant de la prise en charge de Y le 24 novembre 1995, le tribunal pour enfants de Milan avait aussi décidé d’interrompre les contacts avec ses parents et son frère (voir paragraphe 10 ci-dessus). L’opposition introduite par les parents fut rejetée le 6 décembre 1995.
18. Dans son rapport final, déposé en février 1996, l’expert commis d’office fit état du « malaise profond » de Y: l’enfant avait indiqué avoir subi des abus de la part de son père et avait eu des comportements « compatibles » avec des faits traumatisants. Les tests auxquels Y avait été soumise avaient montré que les parents n’étaient pas perçus comme pouvant la protéger et la rassurer.
19. Dans le cadre de la procédure visant à déclarer Y adoptable, le tribunal pour enfants désigna un nouvel expert chargé de cerner la « structure de la personnalité de la mère » de Y et de déterminer si elle pouvait récupérer son « rôle de parent ».
En mai 1997, le même tribunal rejeta la demande par laquelle le deuxième requérant sollicitait que l’expertise soit étendue à lui, à son fils et aux huit autres requérants.
20. Le 24 avril 1997, compte tenu du rapport de l’expert et du comportement des deux parents consécutif à l’éloignement de leur fille, ledit tribunal, convaincu de la nécessité de fournir à Y une situation familiale stable après un an et demi passé dans un centre d’accueil, déclara l’enfant adoptable.
Dans la décision, le tribunal considéra la manifestation entamée par la première requérante devant le centre d’accueil où se trouvait sa fille comme contraire aux devoirs de mère responsable et préjudiciable pour la mineure. Ce comportement avait démontré, selon le tribunal, d’une part le soutien injustifié pour son mari, et d’autre part son incapacité à comprendre les besoins les plus profonds de Y.
21. Le 14 novembre 1997, les parents de Y demandèrent à titre principal la suspension de la procédure dans l’attente de l’issue définitive de la procédure pénale ou, au moins, de la fin de la phase d’appel. Le 17 décembre 1997, le tribunal rejeta cette demande. Confirmant l’état d’adoptabilité de Y, le tribunal déchut les deux parents de l’autorité parentale et ordonna le placement de l’enfant auprès d’une famille d’accueil.
22. Les 13 et 14 février 1998, les requérants attaquèrent cette décision. Ils firent notamment valoir le manque d’équité, l’absence de motifs de la décision d’éloigner Y et dénoncèrent le fait qu’elle avait été confiée à des tiers alors que seul le deuxième requérant faisait l’objet d’une procédure pénale.
Le tribunal pour enfants confia à un collège de trois experts le soin d’établir une nouvelle expertise afin de connaître la situation courante de Y, ses vécus, le degré d’équilibre et de développement psychique et affectif atteint. Y fut également entendue par le tribunal.
23. Par une décision déposée le 10 octobre 2001, le tribunal pour enfants rejeta la demande des parents et du frère de Y. De plus, il déclara irrecevable la demande des huit autres requérants, d’une part, à défaut de leur légitimité à agir et, d’autre part, car à l’évidence ils n’avaient jamais montré, à partir de l’éloignement de l’enfant jusqu’à l’opposition à la décision du 17 décembre 1997, d’intérêt pour le sort de leur nièce Y.
24. Entre-temps, le 17 novembre 1998, le tribunal pour enfants de Milan avait ordonné l’éloignement et le placement de Francesco à l’assistance publique. Le 19 avril 2000, compte tenu de son âge et du soutien montré en faveur de son père, la cour d’appel de Milan considéra ces mesures injustifiées et annula la décision dudit tribunal.
25. Par des recours présentés les 9, 17 et 22 novembre 2001, les requérants saisirent la cour d’appel de Milan. Les parents de Y demandèrent l’annulation de la décision déclarant leur fille adoptable, qui ne respectait pas, selon eux, leurs droits parentaux, d’autant plus que l’arrêt du 26 juin 2001 de la Cour de cassation avait confirmé, de manière définitive, l’acquittement du deuxième requérant. Ils contestèrent, d’une part, la validité des expertises d’office car ni eux-mêmes, ni l’expert qu’ils avaient nommé n’avaient pu participer aux auditions de Y et, d’autre part, l’impartialité des experts. Enfin, ils demandèrent à obtenir la garde de Y. Les deux tuteurs de Y firent opposition.
Le 7 février 2002, la cour d’appel rejeta les demandes des requérants. Concernant l’impartialité des experts d’office, elle estima que leur nomination avait été légitime et que dans les rapports qu’ils avaient établis, rien ne justifiait un quelconque manquement à leurs devoirs d’impartialité et de probité. Compte tenu des relations familiales difficiles décrites dans les expertises, de l’évident malaise ressenti par Y vis-à-vis de ses parents et eu égard à l’incapacité de ceux-ci d’instaurer avec leur fille une relation parentale normale, la cour d’appel refusa d’accorder la garde de Y à ses parents. Quant au contraste entre l’issue de la procédure pénale et les décisions du tribunal pour enfants, la cour d’appel, soulignant la totale indépendance des objets des deux procédures et à la lumière de l’intérêt supérieur de l’enfant, estima que la décision déclarant Y adoptable était suffisamment motivée et correcte. Enfin, elle rejeta les recours introduits par les huit autres membres de la famille de Y, qu’elle considéra incapables de prendre soin de la mineure.
26. Le 27 mars 2002, les requérants se pourvurent en cassation. Dénonçant le manque d’équité de la décision de la cour d’appel, ils demandèrent que Y leur fût enfin confiée.
Par un arrêt du 25 novembre 2002, dont le texte fut déposé au greffe le 19 décembre 2002, la haute juridiction rejeta la demande des parents et du frère de Y, et déclara irrecevable le pourvoi des huit autres requérants.
27. Étant devenue majeure en décembre 2006, Y serait retournée de son plein gré au foyer de sa famille naturelle et a informé le greffe de la Cour de sa volonté d’adhérer à la requête, faisant siennes toutes les raisons de fait et de droit qui avaient été exposées.
3. La procédure « Pinto »
28. Le 19 juin 2003, les requérants saisirent la cour d’appel de Brescia au sens de la loi no 89 du 24 mars 2001, dite « loi Pinto », afin de se plaindre de la durée des procédures civiles. Ils demandèrent à la cour d’appel de dire qu’il y avait eu une violation de l’article 6 § 1 de la Convention et de condamner l’Etat italien au dédommagement des préjudices matériels et moraux qu’ils prétendaient avoir subis.
Par une décision du 5 novembre 2003, la cour d’appel rejeta la demande des requérants. Elle releva que, compte tenu des nombreuses demandes introduites devant les différentes juridictions, de la complexité de l’objet des causes et du nombre des juridictions saisies, la durée ne pouvait pas être considérée comme excessive.
Le 25 janvier 2005, les requérants se pourvurent en cassation. Au 21 janvier 2007, la procédure demeurait encore pendante devant la haute juridiction.
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
29. Le droit et la pratique internes pertinents concernant l’adoption figurent dans les arrêts Bronda c. Italie (Rec. 1998-IV, fasc. 77, 9 juin 1998, §§ 36-43) et Roda et Bonfatti c. Italie (no 10427/02, du 21 novembre 2006, §§ 77-78), tandis que ceux portant sur la déchéance de l’autorité parentale figurent dans l’arrêt Covezzi et Morselli c. Italie (no 52763/99, 9 mai 2003, §§ 71-76).
EN DROIT
I. SUR LES EXCEPTIONS PRÉLIMINAIRES DU GOUVERNEMENT
30. En ce qui concerne les trois premiers requérants, dans ses observations du 23 octobre 2006, le Gouvernement soutient que, dans les affaires concernant l’éloignement d’un mineur de sa famille d’origine, les parents de celui-ci ne sauraient introduire une requête en son nom, les intérêts des uns et des autres étant dans pareilles situations distincts, voire contradictoires. Si toutes les personnes concernées ont le même droit au respect de leur vie privée et familiale, ce droit se concrétiserait pour les parents dans l’intérêt à reprendre chez eux le mineur, alors que pour ce dernier, il pourrait fort bien consister dans le maintien de la situation d’éloignement de sa famille.
Dans un tel contexte, on ne pourrait accepter l’idée qu’une seule de ces deux positions soit portée à l’attention d’un organe judiciaire et que l’autre position soit empêchée de s’exprimer.
Quant aux huit autres requérants, alléguant le manque d’un lien familial effectif avec la mineure au sens de l’article 8 de la Convention, le Gouvernement ne voit pas à quel titre ces personnes pourraient être autorisées à représenter les intérêts de la mineure devant la Cour, d’autant plus que leurs demandes de participer aux procédures internes ont été régulièrement rejetées par les juridictions saisies. En conclusion, la requête présentée au nom de Y par les requérants, qui défendent leur propre intérêt et non celui de la jeune fille, serait, pour cette partie, irrecevable.
31. La Cour note d’emblée que le Gouvernement ne conteste pas l’existence de liens familiaux entre les trois premiers requérants et Y, liens qui relèvent de la notion de vie familiale au sens de l’article 8.
32. En l’espèce, de surcroît, Y est devenue majeure le 24 décembre 2006 et elle a déclaré, par une lettre envoyée au greffe de la Cour le 11 février 2007, vouloir adhérer à la présente requête, faisant siennes toutes les considérations de fait et de droit qui ont été exposées. De ce fait, l’exception du Gouvernement soulevée à ce propos ne saurait pas être retenue.
33. Pour ce qui concerne les huit autres requérants, la Cour rappelle d’emblée avoir reconnu que la notion de vie familiale « englobe pour le moins les rapports entre proches parents, lesquels peuvent y jouer un rôle considérable », par exemple, entre grands-parents et petits-enfants (Marckx c. Belgique, arrêt du 13 juin 1974, série A no 31, § 45, et Bronda c. Italie, précité, § 51). En outre, dans l’affaire Ticli et Mancuso c. Italie (no 38301/97 du 23 mars 1999), concernant les rapports entre un mineur et ses grand-mère et tante paternelles, la Cour a déclaré que « pour un parent et son enfant, être ensemble représente un élément fondamental de la vie familiale (…). Elle estime qu’il doit en aller de même lorsqu’il s’agit de relations entre un enfant et des membres de la famille de son père ».
Quoi qu’il en soit, en l’espèce ces huit requérants se sont limités à dénoncer une violation de leur droit à une vie familiale. La Cour ne voit pas de raisons convaincantes qui puissent remettre en question les conclusions des juridictions nationales, qui ont estimé qu’ils n’avaient pas montré d’intérêt pour le sort de Y (paragraphe 23 ci-dessus) à partir de son éloignement jusqu’à l’opposition à la décision du 17 décembre 1997.
Il s’ensuit que la partie de la requête concernant ces huit autres requérants doit être rejetée comme étant manifestement mal fondée conformément à l’article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.
II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DES ARTICLES 1, 3, 6, 8, 10 ET 13 DE LA CONVENTION
34. Invoquant les articles 1, 3, 6 et 8 de la Convention, les quatre premiers requérants se plaignent en premier lieu de la décision de les séparer en l’absence de tout élément concret à leur encontre et sans qu’ils aient été entendus. Ils se plaignent en outre, sous différents aspects, de la mise en œuvre de la décision d’éloignement et des modalités de prise en charge de Y par les services sociaux. En particulier, invoquant l’article 3 de la Convention, ils contestent la brutalité de l’exécution de l’éloignement, l’interruption prolongée de leurs rapports, ainsi que la décision de déclarer Y adoptable. La décision des juridictions italiennes de leur ôter l’autorité parentale sur leur fille aurait ainsi méconnu leur droit au respect de la vie familiale garanti par l’article 8 de la Convention. Ils allèguent à ce propos que les autorités nationales n’ont pas agi de manière adéquate afin de prévenir ou réduire les conséquences de ce manquement.
35. Les requérants contestent la nécessité de l’ingérence et dénoncent certains aspects des rapports d’expertise demandés par les juridictions internes. Ils se plaignent ensuite de ce que les experts n’ont pas examiné de façon approfondie l’existence d’autres solutions permettant d’éviter un retrait intégral de leur autorité parentale. En effet, ils se plaignent notamment du fait que, malgré le manque tant de soupçons crédibles d’abus sexuels que d’une condamnation définitive du père de Y, sa fille mineure ait été éloignée de la famille naturelle. Ils allèguent le manque de motivation des décisions des juridictions civiles, qui auraient aussi négligé de bien évaluer la capacité de la mère et des autres proches, qui ne faisaient pas l’objet de la procédure pénale, de prendre soin de Y.
36. Les requérants se plaignent également de ne pas avoir bénéficié d’un procès équitable, au motif que les décisions des juridictions internes ont été fondées exclusivement sur les constatations relatées par les experts d’office, sans prendre en juste compte les contre-expertises privées. En particulier, ils accusent de partialité les experts commis d’office et le tribunal pour enfants de Milan, dénoncent la manière d’acquérir et d’évaluer les preuves, allèguent l’impossibilité de communiquer avec Y ainsi que le manque total d’informations nécessaires et adéquates dans une procédure si délicate. Ils affirment que tant dans la décision déclarant Y adoptable que dans les décisions rendues par la suite, les juridictions civiles n’ont nullement tenu compte de l’issue de la procédure pénale, et ils se plaignent que le droit interne ne leur a pas fourni de remède efficace afin de pouvoir résoudre la situation litigieuse. Ils invoquent à ce propos les articles 6 et 13 de la Convention.
37. Invoquant l’article 10 de la Convention, la première requérante se plaint en outre de n’avoir pu manifester librement ses opinions devant le centre d’accueil où sa fille était placée, les juridictions compétentes ayant considéré ce geste comme contraire à la capacité d’exercer de manière responsable ses devoirs de mère.
38. Maîtresse de la qualification juridique des faits de la cause, la Cour estime approprié d’examiner les griefs soulevés par les requérants uniquement sous l’angle de l’article 8, lequel exige que le processus décisionnel débouchant sur des mesures d’ingérence soit équitable et respecte comme il se doit les intérêts protégés par cette disposition (Havelka et autres c. République tchèque, no 23499/06, §§ 34-35, 21 juin 2007, Kutzner c. Allemagne, no 46544/99, § 56, CEDH 2002-I ; Wallová et Walla c. République tchèque, no 23848/04, § 47, 26 octobre 2006).
L’article 8 de la Convention dispose ainsi dans ses parties pertinentes :
« 1. Toute personne a droit au respect de sa vie (…) familiale (…).
2. Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire (…) à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »
A. Existence d’une ingérence
39. Il n’est pas douteux - et le Gouvernement n’en disconvient pas - que la prise en charge et le placement de Y dans un centre d’accueil ainsi que sa déclaration d’adoptabilité s’analysent en une « ingérence » dans l’exercice du droit des quatre premiers requérants au respect de leur vie familiale.
B. Justification de l’ingérence
40. Pareille ingérence méconnaît l’article 8 sauf si, « prévue par la loi », elle poursuit un ou des buts légitimes au regard du second paragraphe de cette disposition et est « nécessaire dans une société démocratique » pour les atteindre. La notion de « nécessité » implique une ingérence fondée sur un besoin social impérieux, et notamment proportionnée au but légitime recherché (voir, par exemple, Gnahoré c. France, no 40031/98, § 50 in fine, CEDH 2000-IX).
41. Si l’article 8 tend pour l’essentiel à prémunir l’individu contre des ingérences arbitraires des pouvoirs publics, il met de surcroît à la charge de l’Etat des obligations positives inhérentes au « respect » effectif de la vie familiale. Ainsi, là où l’existence d’un lien familial se trouve établie, l’Etat doit en principe agir de manière à permettre à ce lien de se développer et prendre les mesures propres à réunir le parent et l’enfant concernés (voir, par exemple, arrêts Eriksson c. Suède, 22 juin 1989, série A no 156, pp. 26-27, § 71 ; Margareta et Roger Andersson c. Suède, 25 février 1992, série A no 226-A, p. 30, § 91 ; Olsson c. Suède (no 2), 27 novembre 1992, série A no 250, pp. 35-36, § 90 ; Ignaccolo-Zenide c. Roumanie, no 31679/96, § 94, CEDH 2000-I ; Gnahoré précité, § 51).
42. La frontière entre les obligations positives et négatives de l’Etat au titre de l’article 8 ne se prête pas à une définition précise ; les principes applicables sont néanmoins comparables. En particulier, dans les deux cas, il faut avoir égard au juste équilibre à ménager entre les intérêts concurrents ; de même, dans les deux hypothèses, l’Etat jouit d’une certaine marge d’appréciation (voir, par exemple, W., B. et R. c. Royaume-Uni, 8 juillet 1987, série A no 121, respectivement p. 27, § 60, p. 72, § 61, et p. 117, § 65, et Gnahoré précité, § 52).
1. « Prévue par la loi »
43. Il n’est pas contesté que les ingérences incriminées étaient prévues par la loi au sens de l’article 8 de la Convention. La situation litigieuse découle de l’application des articles 330, 333 et 336 du code civil, ainsi que de la loi no 184 de 1983, tels que modifiés par la loi no 149 du 28 mars 2001.
2. Buts légitimes
44. La Cour observe que les mesures incriminées poursuivaient un but légitime au sens du paragraphe 2 de l’article 8, à savoir la « protection de la santé ou de la morale » et « la protection des droits et libertés d’autrui », dans la mesure où elles visaient à sauvegarder le bien-être de Y.
3. « Nécessaire dans une société démocratique »
45. Le Gouvernement distingue les mesures provisoires, prises par le tribunal pour enfants dans la situation d’urgence, de celles définitives, qui ont abouti à déclarer Y adoptable.
46. Selon le Gouvernement, la nécessité des premières ne saurait être mise en doute. La prise en charge de l’enfant se situerait dans le cadre du deuxième paragraphe de l’article 8 et serait conforme aux principes énoncés par la jurisprudence de la Cour en la matière.
Il rappelle que les juridictions italiennes se saisirent de l’affaire litigieuse dans un contexte dans lequel de graves soupçons pesaient sur le père de l’enfant. De ce fait, les services sociaux furent chargés de procéder à une enquête socio-psychologique sur la personnalité de Y et de ses parents. Y ne fut éloignée de sa famille qu’en novembre 1995 et ceci à la suite de plusieurs rencontres entre l’enfant et un expert commis d’office, ainsi que du rapport de celui-ci qui suivit. Vu la gravité de la situation, une seule conclusion était possible : l’éloignement et la prise en charge de Y. Les juridictions auraient donc fait preuve d’une retenue et d’une prudence exemplaires, voire excessives et dangereuses pour la mineure, en reportant son placement jusqu’au rapport intérimaire de l’expert, en novembre 1995.
47. Les requérants contestent les arguments du Gouvernement. L’absence de contact entre les quatre premiers requérants pendant une longue période ainsi que l’absence de rencontres entre eux n’auraient produit d’autre effet que celui de rendre difficile toute tentative de reconstruction de relations familiales sereines. Les autorités italiennes n’auraient pas dû éloigner Y, au moins de sa mère qui était en mesure de la protéger et de la soutenir en attendant l’issue de la procédure pénale en cours à l’encontre du père.
Des retards importants seraient enfin à relever dans la conduite de l’affaire par les juges nationaux.
48. La Cour a déclaré à de nombreuses reprises que l’article 8 implique le droit d’un parent à des mesures propres à le réunir à son enfant et l’obligation pour les autorités nationales de les prendre (voir, par exemple, Ignaccolo Zenide c. Roumanie, précité, § 94, et Nuutinen c. Finlande, no 32842/96, § 127, CEDH 2000-VIII). Cette obligation n’est toutefois pas absolue. Sa nature et son étendue dépendent des circonstances de chaque espèce, mais la compréhension et la coopération de l’ensemble des personnes concernées en constituent toujours un facteur important. Dans l’hypothèse où des contacts avec les parents risquent de menacer les intérêts supérieurs de l’enfant ou de porter atteinte à ses droits, il revient aux autorités nationales de veiller à un juste équilibre entre eux (Ignaccolo Zenide, précité, § 94).